Accompagner un être qui vous est cher vers sa dernière demeure peut sembler triste et lourd comme thème. Et en même temps, c’est une aventure indélébile qui nous a unis comme jamais. Cela a réveillé une part de moi que je fuyais depuis longtemps, cette part créatrice qui lui ressemble tellement. Des souvenirs heureux ont émergé de ceux qui s’évanouissent parfois avec « la vie » qui vous ensevelit dans cette routine quotidienne et qui vous fait vous oublier souvent. Une telle étape sur fond de confinement vous ouvre les yeux sur l’essentiel. Son parcours, celui de mon père, m’a, à la fois bouleversée, heurtée et interpellée. Je l’ai accompagné dans ses démarches, pour faire honorer ses choix de fin de vie et ensemble nous avons vécu des étapes auxquelles nous n’étions pas forcément préparés. Un chemin étonnant et tellement tendre qu’il nous a renforcés dans cet amour inconditionnel. À travers ces différentes expériences, il s’est livré comme jamais, avec beaucoup d’authenticité et de pudeur. J’ai le sentiment qu’il y a encore aujourd’hui, en 2020, un énorme « chantier » à consolider pour permettre à tout un chacun de mourir avec toute la dignité à laquelle nous avons droit, en tant qu’être humain.

« Je raccroche et replonge aussitôt dans mes pensées. Ça y est, nous y sommes ! À partir du moment où il refuse ce traitement, nous savons tous les deux que le temps est compté. Je suis propulsée en enfance, je nous vois lui, mon frère, ma mère et moi, en Sicile chez mes grands-parents. Ah, la belle époque ! J’ai 7 ans, nous sommes dans ce magnifique appartement à Agrigente, les fenêtres ouvertes, les voilages qui se soulèvent par une légère brise matinale, chargée d’un parfum de jasmin qui m’enivre. J’entends mes grands-parents se lever, il est 4 h 30, ils vont bientôt partir pour le marché, ils sont marchands ambulants. J’adore les accompagner et d’ailleurs, je suis vite levée et prête pour emboîter le pas de ma nonna. La nonna Ninetta, que je l’aime, que j’aime son parfum à la fleur d’oranger, note suave mélangée avec le parfum de son savon. Nous grimpons dans cette camionnette bordeaux qui a déjà bien vécu. Direction un des nombreux villages de la région. Nous nous installons et, du haut de mes 7 ans, j’aide à monter comme je peux les tréteaux, après avoir ouvert le parasol géant. 

Nous installons la marchandise, nous vendons des sous-vêtements et des articles spécialisés dans l’art de la table. Je me revois crier à tue-tête, “mille lires”, oui, nous sommes encore à la lire italienne. Pour moi, à ce moment-là, c’est le paradis, je m’amuse, je rigole avec les clients surpris par mon jeune âge et puis ça parle beaucoup avec nonna qui traduit sa fierté en posant un baiser sur mon front.
Vers 10 h du matin, c’est souvent le même rituel, le fameux “Panino con panelle”. Arrosées d’un trait de citron, saupoudrées de sel et de poivre, ces galettes de farine de pois chiches frites, couchées sur ce pain aux graines de sésame, sont délicieuses. C’est mon Graal à moi, j’adore et je mange avec un bel appétit, j’apprécie chaque bouchée. Quel bonheur !
À l’évocation de ce souvenir, d’autres apparaissent et je sens mon cœur se serrer, je me dis qu’il est temps d’en créer de nouveaux, de faire de chaque moment un moment privilégié, fort et beau, de profiter de chaque instant, et ce sans tarder. »