Branches mortes. Une drôle d’expression qui désigne, dans le monde académique, les hommes esseulés. Un phénomène qui inquiète en haut lieu. Charge est alors donnée à Raphaël, expert mélancolique en intelligence artificielle et concepteur d’algorithmes d’applications de rencontre, d’en assurer la prospective. Au même instant, Anne, jeune femme promise à un brillant avenir, rejoint un étrange incubateur de la Silicon Valley, sur les traces d’un jeune homme qui y a disparu.

Le phénomène décrit par Branches Mortes est éminemment actuel et n’est encore que très peu abordé tant dans ses effets que ses conséquences. Les rares œuvres qui osent s’y confronter, comme la récente série Adolescence au Royaume-Uni, ont connu un succès d’audience remarquable, ce qui souligne la profondeur de la demande latente du public pour une fiction qui donne sens à cette aliénation contemporaine. L’œuvre fait sienne la maxime de François Jullien de l’accès par le détour et décrit une réalité crue par le truchement d’un style qui emprunte au symbolisme, à la poésie et à une discrète ironie, un choix assumé qui permet de dépasser le scandale. Dans la centralité du thème de l’espoir face au silence du monde, Branches Mortes s’inscrit dans la filiation des œuvres d’un Graham Greene d’un Shûsaku Endô. Mais nuance : elle n’est ni d’abord une plongée dans un univers aliénant, ni une critique acerbe, ni même une condamnation, de même que les œuvres d’Ibsen n’étaient pas d’abord des critiques sociales. Loin du manichéisme, il s’agit avant tout d’une méditation sur ces universaux que sont l’espoir et la responsabilité, à travers les perspectives croisées des deux narrateurs.

Extrait

Anne voulait échapper à la compagnie du professeur. Il lui avait bien proposé d’aller déjeuner, qu’ils noient ensemble cette déconvenue dans de la graisse végétale de street food biologique, mais elle n’aurait pas pu supporter davantage son air faussement indifférent, inexplicablement au-dessus de la mêlée qui venait de le piétiner. Elle avait invoqué une excuse pour filer : la nausée, le mal du pays, n’importe quoi qui fût un tant soit peu crédible, elle ne s’en souvenait plus exactement. Il lui faudrait rester diplomatique, pour ne pas le froisser, mais elle songeait déjà à rompre sa collaboration avec lui. Pourtant, quand Louis l’avait introduite à un ancien collègue, chercheur émérite en philosophie antique récemment reconverti en coach privé pour technologistes humanistes, comme le proclamait sa biographie sur les réseaux sociaux, l’offre avait semblé alléchante. Un hébergement gracieux dans une spacieuse maison néo-victorienne, preuve du succès que rencontrait la quête de la vérité sous ces latitudes, doublée d’une mise en relation avec des figures influentes de la vallée : la combinaison parfaite pour l’aider à pénétrer le Recombinator. Et, les premiers temps, cela avait bien été le cas. Elle avait pu prendre ses marques, rencontrer les potentats locaux et entendre une dizaine de fois l’Introduction à la Philosophie Antique de la bouche du grand homme en personne. Toutefois, un mois après avoir établi ses quartiers dans la vallée, elle devait admettre que les progrès avaient été maigres. Elle se levait aux aurores, sacrifiait au rituel de la course matinale qui rythmait la vie du quartier, chacun s’empressant d’accomplir la mission que lui avait assignée son bracelet connecté, se rendait chez quelques clients, prenait les mêmes notes d’une leçon sans cesse répétée et déclinait tous les soirs sur un ton différent un bref rapport à Judith, à l’optimisme toujours plus laborieux.

C’était là tout ce qui occupait ses journées. A quoi s’était-elle attendue ? A ce qu’un des Grands-Ducs de la vallée décida spontanément de la prendre sous son aile ? Ici, elle n’était rien et ce n’était pas son statut d’auditrice libre de coûteuses leçons de philosophie qui changerait la donne. L’approche indirecte, pour chère à son cœur qu’elle fût, rencontrait ses limites ; les circonstances exigeaient un changement. Simplement, elle ne savait pas lequel. Elle se laissa porter par la ville, encore sonnée. Son humeur maussade la mena du côté du port, ce qui passait pour des quartiers populaires. Elle avait eu son content de jardins molletonnés, de silence ouaté, d’humidité contrôlée. Elle voulait, autant que cela était possible dans cette ville tirée au cordeau, retrouver un peu de vie qui ne soit pas prédéterminée ; dans ce monde d’abstraction, humer à nouveau l’âcreté de la sueur.

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