Description
Ces nouvelles représentent des instants de vie divers. Elles partent d’un présent toujours renflé de passé. Il n’y a de thème que l’interrogation persistante sur une sorte de fêlure intime qui s’insinue entre humanité et inhumanité (forme de rejet de l’autre). Je crois que la belle langue française et ses possibles permettent d’approcher avec sensibilité ce type d’interrogations sur ce qui nous fait homme.
Je me sers autant que possible de la force des mots et de leur polysémie qui permet d’enrichir, d’amplifier le sens du texte. De la même manière je m’efforce, en plus de cette recherche polysémique, d’utiliser les mots non pour qu’ils s’entrechoquent mais pour qu’ils offrent un enchaînement mélodique qui ne fait que renforcer l’effet recherché de supplément de sens. Je crois que la plupart de ces textes gagnent d’ailleurs à être lus, comme à haute voix, pour atteindre en réverbération toute la résonance recherchée.
J’estimerai avoir atteint mon ambition si mes futurs lecteurs parviennent à atteindre ce supplément de sens espéré.
« Aline venait de quitter l’appartement avec les enfants. Il ferma la porte et se dirigea vers le bureau. Machinalement, il se saisit de l’agenda où il consignait consciencieusement tout ce qui rythmait des journées fort variées. Stupeur ! La page du jour était arrachée. N’en subsistait qu’une frange irrégulière.
Qui avait bien pu lui jouer ce mauvais tour ? Ce n’était pas le genre de plaisanterie de sa chère Aline et le bureau était interdit aux enfants.
Incrédule, il tenta de se souvenir des gens qu’il y avait reçus récemment. Il se livra à de vaines et irréalistes supputations. Quelqu’un avait sans doute voulu l’égarer. Un ami qui vous veut du mal ? Un plaisantin qui connaissait la maniaquerie quasi fétichiste qui lui faisait tenir son agenda avec tant de rigueur et d’exhaustivité ?
Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était étrange de vouloir se définir, comme en pointillés, au fil des heures, des jours, des semaines, par la magie de quelques mots précis qu’il ne relisait jamais par la suite.
Il n’était pas homme à ruminer le passé mais là, là, c’est son avenir immédiat qu’on lui interdisait.
Finalement, ça le chiffonnait qu’on ait pu le gommer comme ça en effaçant tout son planning. Crime fictif se dit-il. On l’avait éliminé pour la journée. Dans ses conférences, c’est lui qui tenait le chiffon. Quand il était assis à sa table de travail, à peaufiner un paragraphe, c’est lui qui rusait de la gomme à la poursuite de la meilleure formule.
Il avait entendu à la radio ce matin que c’était la Saint Honoré. Saint Honoré ! Mais trêve de niaiserie ! Il allait être bien difficile pour lui, tout simplement, d’honorer ses engagements.
À la lumière de la lampe braquée sur l’agenda, malgré toute sa bonne volonté, il ne put discerner, sur la page suivante, la Saint Pascal, que de légères traces discontinues, ombrées, inexploitables.
La Saint Pascal ! Il sourit une fois encore. Il y a belle lurette qu’il ne prêtait plus d’attention aux fêtes, sauf pour Jules et Lucie, alors la sienne…
Il scruta plus attentivement le résumé du programme du lendemain. Réunion du Conseil d’Administration à 17 heures et invitation chez son collègue Dufour à 19 heures 30. Ils avaient réservé Emma pour s’occuper des enfants et les coucher.
Entre les deux, 17 et 20 heures, il lui sembla enfin distinguer approximativement quelques lettres : e n en v o vo age ouche son cri
Toute la matinée et le début d’après-midi restaient un insondable mystère. Rien qui puisse l’éclairer sur ce qu’on attendait de lui aujourd’hui.
Seule certitude, son cours hebdomadaire de 10 heures à l’amphi Platon. Ça c’était du solide ancré dans la durée. C’était, à l’instant, la seule lueur émergeant de la caverne platonicienne.
Il ne pouvait pas non plus compter sur Aline. Elle avait bien insisté ; elle était en conférence de direction pour la journée ; impossible de la joindre. »