Description
Extrait 1-131er extrait :
« Je ne me rappelle pas avoir vu mon père avant l’âge de onze ans sauf à de rares occasions. D’un seul coup, j’ai vu ce type arriver à table tous les soirs du moment où nous avons déménagé dans la maison qu’il avait décidé de faire construire ; ma mère n’avait pas eu grand-chose à dire dans ce choix, comme d’habitude. Pourtant, nous étions souvent ensemble durant toutes ces premières années dans l’appartement des Rives du Lac. Le lac était à deux kilomètres. Un petit étang artificiel créé par la ville quelques années auparavant où des pécheurs esseulés s’évertuaient à sortir du gardon. Mais je n’existais pas pour lui. J’étais sa chose. On ne parle pas aux choses. On leur passe à côté sans rien leur dire. On ne les touche surtout pas. Mon frère, lui, recevait des hurlements et des claques. Il existait. Durement. Il ne s’en est jamais remis, je crois. Il est aujourd’hui sous neuroleptique et somnifère. Comme moi. S’il ne prend pas ses médicaments, il entend des voix, qui lui disent de faire des choses. Je crois qu’il est schizophrène, mais il ne faut pas le dire. C’est un secret de famille, il ne faut pas en parler. Il y a beaucoup de secrets dans notre famille. Comme dans toutes les familles ? »
2e extrait :
« En tout cas, depuis que nous avons déménagé, mon père brûle tous ses papiers, régulièrement, dans la cheminée, le dimanche matin. Je le regarde faire en silence. Je cherche à comprendre pourquoi il fait cela depuis que nous sommes dans la grande maison. J’ai fini par comprendre. C’est parce que nous sommes en danger. Les RG et peut-être la CIA doivent nous surveiller à cause du métier de mon père qui ne doit être qu’une couverture. C’est pour ça que nous avons déménagé rapidement de l’autre côté de la Nationale. Mon père et moi, on ne se dit rien mais on s’est compris. Le dimanche après-midi, c’est moins stressant, il fait un feu de cheminée avec des arbres qu’il a coupés lui-même pour faire de la place à la grande maison. J’aime beaucoup regarder pendant des heures les flammes bouger dans tous les sens dans l’âtre. Ça me fait mon dimanche après-midi. Des bûches s’enflamment d’un coup, d’autres s’éteignent lentement puis alors qu’on pense que c’est fini, le feu reprend. Les bûches sont encore vertes et parfois, des escarbilles crépitent et viennent jusqu’à mes pieds. Je vis quand même dangereusement. En fin d’après-midi, les bûches s’écroulent sur elles-mêmes et il ne reste que des cendres grises et quelques tisons qui pourront durer toute la nuit. »
3e extrait :
« D’ailleurs, le grand jour arrive dans mon ex-belle-famille, à défaut du Grand Soir, c’est le 25.12. Nous allons effectuer l’action contre-révolutionnaire de l’année dans la soirée du 24. Avant le repas, nous sommes tous assis, à table, à discuter et à sourire. D’un coup, le patriarche en bout de table, jamais sa femme, de la gauche morale, prend son couteau plaqué argent et tapote sur son verre Duralex. Le tintement se fait entendre. Les discussions cessent. Le silence se fait. Nous allons écouter quelques extraits de l’évangile mitterrandien. Le document a été plastifié pour qu’il dure longtemps. La voix du patriarche se fait entendre : “le nationalisme, c’est la guerre”, “le mal, c’est pas bien”, “la famille de gauche doit se rassembler pour conquérir le pouvoir”. L’émotion est palpable. Le recueillement est à son maximum. Certains sont au bord des larmes. Nous vivons un moment unique. Je lève la tête et m’aperçois que la lumière est maintenant plus intense sur les ampoules du lustre de bois et de verre. Il me semble apercevoir des auréoles sur la tête de certains. Ce doit être un moment psychotique. Le paranormal, ça n’existe pas. Les plans astraux, atmiques, bouddhiques, divins, ça n’existe pas. La cérémonie est finie. Le document précieusement rangé dans un petit tiroir du buffet de formica marron très années 60. L’opération du saint esprit athée a réussi. La Communauté est désormais protégée pour un an. Nous sommes sauvés : les anges à tuniques blanches et les démons à chemises brunes ne pourront nous attaquer. Nous restons dans le camp du Bien. Nous sommes soulagés. Les sourires reviennent. L’intensité de la lumière du lustre redevient normale. »