Description
Extrait 1-11 (3)
Le huitième cercle raconte au jour le jour la vie d’un jeune résistant déporté dans un camp de concentration nazi. Par tous les moyens disponibles, cet homme tente de lutter contre la dissolution morale et la destruction physique imposées par cet univers de mort, avant de trouver refuge dans le songe et la contemplation.
Par-delà le récit de ses peines et de ses souffrances, mais aussi des joies fugaces qui lui permettent de durer, son épreuve est l’occasion d’explorer les dilemmes moraux auxquels condamne l’expérience du camp, la richesse et la profondeur des liens qui l’unissent à ses proches ainsi que les modifications successives de son rapport au temps, du plongeon dans l’immédiate épouvante du quotidien à son élévation vers une forme d’éternité.
Elle constitue aussi le cadre d’une méditation sur la possible grandeur de l’Homme face au néant.
Extrait
« Au cœur de la nuit, des heures durant, Jacques parcourait son corps du bout de son index. Ce corps de souffrance, marqué par l’épreuve, aux chairs étiques tendues sur des os saillants, il l’avait arpenté maintes fois, il en connaissait les moindres ondulations. Son doigt s’attardait dans l’orbite de ses yeux, si creuse qu’il s’y enfonçait en en faisant le tour ; il suivait les sutures de son crâne, dont les chemins cahoteux couraient sous sa peau diaphane, il glissait sur la mâchoire, escaladait le nez, descendait sur le cou, s’attardait sur la pomme d’Adam, lissait les clavicules avant de pénétrer dans les innombrables sillons séparant ses côtes, dont la profondeur, rendue spectaculaire par l’amaigrissement, absorbait une phalange entière. Ainsi rainurés, ses flancs, plus que n’importe quelle autre partie de son corps, préfiguraient la carcasse à laquelle il serait bientôt réduit. Il y avait quelque chose d’agréable, cependant, dans le va-et-vient de son doigt sillon après sillon, quelque chose qui ne devait rien à une contemplation morbide ; Jacques sentait, à l’extrémité de son index, la chaleur persistante de ses organes vitaux ; surtout, ces sillons, par leur profondeur, constituaient la marque du chemin parcouru ; ils permettaient de mesurer le degré de transformation du corps et, partant, de l’esprit atteint par Jacques depuis le jour où il était arrivé au camp. Il était à la fois content d’avoir réussi à parcourir ce chemin et heureux de parvenir à son terme, conformément à ce que lui suggérait la nouvelle existence qui l’attendait. Le cheminement de son index reproduisait sur sa peau le cheminement de son corps à travers le camp ; il le complétait symboliquement pour l’accélérer. Il parcourait son corps pour constater sa déchéance et pour en prendre congé. »