Mon parcours professionnel dans le champ de l’insertion sociale et de la Protection de l’Enfance m’a amenée à m’intéresser à des thématiques comme l’exil, le déracinement, l’errance, l’abandon. J’ai été confrontée pendant près de vingt ans à des situations de grande précarité, et régulièrement témoin de situations de violence et de détresse. Nourrie de ces expériences aussi enrichissantes que perturbantes, j’ai éprouvé le besoin de mettre en lumière une galerie de portraits inspirés de rencontres fortuites dans l’objectif de rendre hommage à ceux que les différentes ruptures ont rendus plus fragiles que les autres. Du handicap à la précarité en passant par l’échec scolaire et les déboires judiciaires, j’avais besoin de démontrer comment les carences affectives ou éducatives pouvaient affecter en profondeur la structure d’une personnalité. Et comment ces graves défaillances pouvaient se répercuter de génération en génération. Abordant en filigrane les thèmes de la migration, de la régularisation, du placement en institution, j’ai tenté de démontrer qu’il est possible de survivre dans une société qui se dit inclusive quand on ne coche pas toutes les cases, à condition de dénouer les fils du destin. Et que la déconstruction de la violence physique, psychologique, conjugale, économique est un combat dangereux et épuisant dans lequel on peut doucement s’enliser jusqu’à risquer de s’y perdre.

Très souvent je t’appelle. Pour savoir où tu es, avec qui. Je m’inquiète, je te rappelle à l’ordre. De jour comme de nuit. Tu viens d’échapper à la police, tantôt en scooter, tantôt en voiture. Je comprends que tu aimes aussi éveiller chez moi ce sentiment d’inquiétude pour vérifier si je suis toujours là. Tu disparais parfois plusieurs jours, tu as de mauvaises fréquentations. Tu dilapides l’argent, tu te mets en danger, et tu mets les autres en danger. À chaque appel téléphonique, je m’attends à apprendre ta mort ou ton incarcération. Et puis tu reviens. S’ensuit une discussion interminable. Je passe des heures à essayer de te faire prendre conscience des conséquences de tes actes. Des heures, passées avec moi, qui sont finalement si précieuses pour toi. Pour nous. C’est ainsi que nous sommes rentrés ensemble dans un cycle infernal. J’essaye de te tirer hors de l’eau alors que toi, tu te laisses couler. Tu refuses tous les soins, tous les suivis médicaux. À l’intérieur de toi, c’est le chaos. Pour faire illusion, tu soignes particulièrement ton apparence. Évidemment, tu affectionnes les vêtements de marque, et plus ils coûtent cher, plus tu les convoites. Tu mets un point d’honneur à soigner tes tenues, tu arbores toujours une coupe de cheveux impeccable. Le regard des autres est si important pour toi, s’ils savaient ce que tu caches… Pour éviter que l’on te perce à jour, tu t’entoures de jeunes et de moins jeunes tout aussi désœuvrés que toi, qui ne savent pas comment remplir leurs journées et dont l’oisiveté m’exaspère. Tes fréquentations sont à ton image. Qui se ressemble s’assemble, c’est vrai, et je le constate chaque jour davantage. Une question commence à me tarauder. Que vais-je faire de ce que l’on a fait de toi ?