Ce livre parle d’une histoire, celle de ma famille exilée sur une terre qui semblait leur promettre des jours fastes, le récit de leur réussite matérielle, de leurs illusions, de leurs joies, de leurs chagrins, de leurs secrets et aussi de leurs espoirs déçus lorsqu’ils comprirent qu’il leur fallait quitter ce pays.
Les souvenirs de ma mère, confiés peu avant sa mort, se combinent aux miens, petite fille parachutée par erreur dans cette famille. Les différents destins des protagonistes prennent place au sein de la grande histoire du pays, marquée par l’émergence d’une population tunisienne désireuse de se faire entendre et menée finalement à l’indépendance grâce à un homme, Habib Bourguiba.

Extrait

La veille de la cérémonie religieuse, elle se plia au rituel du bain prénuptial. Ce cérémonial fut un véritable traumatisme, c’est du moins ce qu’elle avoua bien des années plus tard à sa fille aînée, tout simplement parce que c’est à ce moment précis que les commères lui apprirent ce qui allait se passer avec son futur époux lorsqu’ils se retrouveraient dans le même lit la nuit des noces. Elle eut envie, en les écoutant, de renoncer à ce mariage. Mais sa mère, à qui elle en avait fait part, lui dit qu’elle ne devait absolument pas refuser cette union, car le train de la chance ne passait qu’une fois dans la vie et pour elle cela avait été presque inespéré, il ne fallait pas qu’elle oublie que si elle était encore une « fille à marier», en n’acceptant pas cette proposition, très vite, elle ne serait plus qu’une vieille fille impossible à caser.

Le mariage des deux frères Rizzo, Antonino et Francesco fut célébré le même jour courant janvier. Les familles des deux mariées et celle des deux futurs époux arrivèrent à saint Nicolas quelques minutes avant que la cérémonie ne débute et, comme le voulait la tradition, parents et amis des mariées prirent place à gauche, tandis qu’à droite s’installaient mes arrières grands-parents avec toute leur parentèle et les amis, nombreux, qui étaient invités à la noce.

Au crépuscule de sa vie, ma grand-mère avait raconté à sa fille aînée Ninetta, qui était devenue son exutoire jusqu’à ce qu’elle rende son dernier souffle, le souvenir cauchemardesque de cette nuit-là, tous ces détails intimes qui avaient le pouvoir de la mettre encore et toujours mal à l’aise et qu’elle avait tant de mal à oublier. Elle n’avait pu avaler quoi que ce soit durant le repas gargantuesque préparé pour cette noce, ne pensant qu’à ce qui se passerait une fois seule avec celui qui était devenu son mari devant Dieu. Lorsque le banquet avait pris fin, un autre cérémonial attendait les nouvelles épouses. Bras dessus, bras dessous les deux couples étaient partis à pied depuis la grange où avait eu lieu le repas pour se diriger vers la maison de leurs beaux-parents, c’est là qu’ils allaient vivre à présent, suivis par tous les invités et les parents. Le plus dur, avait-elle dit à sa fille, fut d’entendre les plaisanteries grivoises qui fusaient de temps en temps, principalement des amis des deux frères. Cette première nuit fut pour elle le début d’une totale aversion pour tout ce qui se rapportait au sexe.