Texte inédit de  Luca Z. auteur de Dragonwick – Tome I

La Gueule de l’Aïon
(SPIN-OFF Valcanur)

Les trois lunes de Dragonwick glissaient dans le ciel comme trois yeux veilleurs. La grande lune rouge saignait sur les crêtes, peignant les rochers d’une lueur inquiétante, tandis que les deux lunes verdâtres répandaient une clarté maladive sur les pentes du Mont Velkari. Dans ce décor silencieux, Valcanur avançait, sa vue encore intacte à cette époque, attiré par une force qu’il n’avait pas choisie, bien avant que le Maître des Ténèbres ne vienne bouleverser son destin.

Depuis plusieurs nuits, quelque chose sous la montagne respirait. Une pulsation sourde, presque trop lente pour être perçue. La pierre frémissait sous ses pieds, comme si une conscience oubliée s’agitait dans les profondeurs. Valcanur connaissait les murmures du monde, mais celui-ci n’appartenait à aucune magie qu’il avait étudiée. Ce n’était ni un sort, ni un appel. C’était une convocation.

Le voyage jusqu’au Mont Velkari fut une épreuve en soi. Il traversa des plaines noires où le vent sifflait comme des cloches funèbres et des forêts mortes où les arbres tordus semblaient vouloir l’engloutir. Des ombres rampantes frôlaient ses pieds, des lueurs étranges brillaient entre les roches, et parfois il sentait des yeux invisibles le suivre, pesants et glacials. Chaque pas l’exténuait, mais il avançait, guidé par cette force ancienne, par cette présence qui semblait l’attendre depuis la première ère.

Il gravit des pentes où la roche semblait vouloir se refermer derrière lui, où la brume se densifiait jusqu’à mordre la peau comme un fluide glacé. Chaque souffle de vent portait des murmures indéchiffrables, comme si les échos d’anciens sortilèges essayaient de l’avertir. Mais il connaissait la solitude et la persistance nécessaires à ceux qui survivent aux ères. Ses yeux scrutaient l’obscurité, sa magie s’étendait en filet autour de lui, frémissante, prête à repousser l’invisible.

Enfin, la silhouette massive du Mont Velkari se dressa devant lui, noire et impérieuse. La roche semblait respirer, l’air lui-même vibrer d’une magie antérieure aux Ancêtres. Valcanur sentit son cœur se serrer : c’était ici que le monde lui révélerait son secret, ici que la Gueule de l’Aïon l’attendait.

Le vent tomba subitement. La montagne sembla retenir son souffle. La paroi s’ouvrit lentement, non comme une porte, mais comme une bouche qui se souvient d’un souffle oublié. La lumière des lunes entra par à-coups, révélant une obscurité vivante, comme si la pierre elle-même s’écartait pour laisser passer un ancien élu. Valcanur s’avança dans la gueule béante. Derrière lui, la montagne se referma sans un bruit, muette, avalant l’extérieur. L’air devint plus lourd, presque liquide, puis se retira pour révéler une salle immense, façonnée dans une matière à mi-chemin entre pierre et mémoire.

Les colonnes s’élevaient en spirales impossibles, défiant la géométrie et la gravité. Les murs pulsaient doucement, révélant des veines sombres qui semblaient contenir un passé trop vieux pour être nommé. Une lumière étrange, filtrée d’aucune source identifiable, se répandait sur les surfaces, créant des reflets mouvants et inquiétants. Valcanur sentit ses sorts frissonner en résonance avec l’énergie du lieu. Ce sanctuaire n’avait pas été construit, il avait été trouvé. Peut-être né de la magie brute, lorsque le monde était encore en gestation, lorsque le temps et l’espace n’avaient pas de nom.

Au centre de la salle, une présence se tenait immobile. Elle n’émettait aucun son, aucune vibration perceptible, mais la pièce tout entière semblait se plier à sa force. Valcanur reconnut immédiatement la puissance qu’elle dégageait. C’était l’Ancêtre le plus ancien, un être dont l’âge échappait à toute mesure, dont le passage à travers les ères avait été silencieux et invisible. Certains disaient qu’il existait avant même que les lunes n’illuminent le ciel. Valcanur ne doutait pas. Le monde se souvenait de lui, ou du moins, la montagne elle-même s’inclinait à sa présence.

Il observa longuement la salle, les colonnes ondulantes, les reflets mouvants, la vie sous la pierre. Il comprit que le sanctuaire n’accepterait que ceux capables de percevoir sa nature sans la détruire, que seuls ceux qui avaient vécu des ères entières pouvaient en supporter la densité. Chaque pas était mesuré, chaque souffle compté. Il sentit une lourdeur se déposer sur ses épaules. Pas de menace, pas de peur, mais une responsabilité écrasante. La Gueule de l’Aïon ne devait être révélée à personne.

Peu importe les siècles, les ères, ou ce que le temps lui réserverait. Valcanur comprit qu’il serait le gardien involontaire d’une vérité qui dépassait sa propre longue vie. Le secret qu’il portait ne devait franchir aucune limite, aucun regard curieux, aucun murmure de Dragonwick.

Lorsqu’il ressortit, la montagne se referma derrière lui avec la lenteur d’un souvenir qui s’efface. La paroi devint lisse et muette, un mur parmi tant d’autres, mais Valcanur savait que ce qu’il avait vu n’existait pas seulement dans sa mémoire. Il descendit les pentes, le vent reprit, les trois lunes glissèrent sur ses épaules, et un frisson étrange parcourut la vallée.

Le voyage avait été long, les ténèbres épaisses et mouvantes, mais Valcanur savait désormais qu’un cycle venait de se refermer… ou de s’ouvrir…
Une présence ancienne, silencieuse, attendait. Et dans le murmure de la montagne, dans le scintillement des lunes rouges et verdâtres, un avertissement invisible se faisait sentir. Quelque chose de plus ancien et de plus puissant que tout ce qu’il avait affronté était là, tapi, patient… et un jour, il serait révélé à Dragonwick.

Luca Z. auteur du livre Dragonwick – Tome I – Un nouveau commencement